FEMMES au NOIR

“Les photographies de Gabriel Martinez donnent à voir des femmes d’une inquiétante étrangeté. D’abord, le caractère surnaturel de leur teint nous surprend. La peau constitue en effet un organe majeur du corps humain. Chaque peau étant différente, elle nous positionne en tant qu’individu mais aussi en tant qu’Homme. En recouvrant la peau de ses modèles d’une épaisse couche de peinture noire, l’artiste les prive de leur individualité et de leur humanité. Si de nos jours, le noir n’est plus une couleur négative et néfaste, l’histoire de sa symbolique reste ancrée dans nos mémoires. Le noir demeure synonyme de désespoir, d’obscurité et de mystère. Il évoque le malheur et la mort. De là, naît notre crainte. Dénaturées, ces femmes modifient notre perception du corps humain.

Au culte du corps, Gabriel Martinez oppose le corps-matériau par un travail sur la matière picturale. Tantôt, sa densité et son opacité masquent la chair jusqu’à lui créer une seconde peau impénétrable ; le noir est alors violent et profond. Tantôt, des effets de transparence dévoilent les imperfections d’une peau bien humaine. Veines, pores, poils et rides apparaissent. Loin d’occulter l’enveloppe corporelle, ce processus de recouvrement renforce le caractère humain et vivant de la chair. Au-delà du noir, c’est bien la lumière que cette couleur révèle, qui intéresse Gabriel Martinez. En cela, sa démarche trouve des connivences avec la peinture de Pierre Soulages et ses recherches sur « l’outre-noir ». Par sa puissance lumineuse, le noir renforce la matérialité et les irrégularités de l’épiderme. Il accentue le modelé et les torsions des corps, intensifie leurs regards.

Se détachant sur un fond blanc immaculé, les silhouettes emprisonnées dans leur noirceur créent un contraste saisissant. La présence physique, tactile et sensuelle des personnages s’en trouve renforcée. Leurs attitudes et expressions contribuent à cette tension dramatique. Leurs poses sont peu conventionnelles, toujours capturées sur le vif. Sauvages ou charnelles, ces femmes attisent notre fascination. Aucune fioriture ne vient perturber notre perception. Les personnages prennent place dans un hors monde où l’espace et le temps seraient comme suspendus.

Dans cette esthétique lisse, hygiéniste et atemporelle, des traces laissées par le modèle apparaissent. Dès ses premiers travaux, Gabriel Martinez est hanté par l’image fantomatique, le souvenir, l’empreinte. C’est ainsi qu’il faut lire l’atmosphère évanescente qui se dégage de ses premières photographies. On y perçoit en filigrane une dimension existentielle qui trouve son émancipation dans les femmes au noir. Parfois, un objet hautement symbolique fait son apparition : la corde, celle qui nous guide, nous manipule ou nous assassine. Elle est le fil du destin. Mais quel lien opère-t-elle dans cet univers de « non-lieu », sinon celui de la dépendance absolue au néant ? Ces femmes sont-elles les dernières survivantes du genre humain perdues dans un univers aseptisé ?

A l’heure des mutations génétiques et autres artifices, le photographe joue sur les frontières du naturel et du culturel, de l’humain et de l’inhumain, de la satisfaction et de la frustration. Face à notre société de plus en plus uniformisée et puritaine, l’artiste se penche sur les questions identitaires inhérentes au culte des apparences. Puisant aussi bien dans l’art classique que dans la photographie contemporaine, il interroge le statut du corps face aux pressions qu’il subit. Loin de contrarier la réalité, les photographies de Gabriel Martinez subliment le corps humain et le saisissent à son point le plus vivant. Elles débusquent les codes de représentation traditionnelle et posent un nouveau regard sur l’Homme.”

 

Rébecca FRANÇOIS
Historienne de l’Art contemporain